Le ciné-club de Potzina de ce mois-ci, hébergé par le blog Bouquins de poche en poche avait ce mois-ci pour thème "Lumière d'Artiste" pour réchauffer notre mois de novembre. Je me suis longtemps interrogée sur ce que j'allais choisir, sur ce que représentait la lumière pour moi en cinéma, mais aussi et surtout sur ce qu'elle représentait pour moi dans la vie. Et puis j'ai aussi pensé aux Lumières avec un grand L. Et je me suis dit que s'il y avait une lumière qui m'était importante, qui me réchauffait particulièrement, une étoile que je voulais toujours voir brûler, un phare à la lumière duquel je voudrais toujours pouvoir me guider, une étincelle que je voudrais sans cesse voir s'embraser, c'était la lumière de l'esprit. Et que je ne pouvais pas envisager un monde sans elle, un monde obscur et froid, une nuit sans fin. Et là, ça m'est venu comme une illumination, il y a un film dont j'avais absolument envie de vous parler (c'est d'ailleurs dingue que je ne l'ai pas encore fait tant ce film me remue l'intérieur, des tripes aux méninges), un film qui se perd malheureusement souvent parmi les autres, comme une petite étoile parmi tant d'autres dans un beau ciel de juillet, mais dont la lueur m'attire inexorablement: le très beau Agora, d'Alejandro Aménàbar.
Pour rappel, le ciné-club de Potzina, c'est un ciné-club entre bloggueurs avec, tous les mois un bloggueur qui héberge l'évènement et propose un thème pour lequel chaque bloggueur peut proposer un film. Pour plus d'infos et pour participer, n'hésitez pas à vous rendre sur notre groupe Facebook, on a envie de voir plein de propositions de films fleurir sur la blogosphère...
Revenons donc à Agora. C'est donc un film présenté hors compétition au festival de Cannes 2009 où il n'avait pas reçu un accueil très chaleureux. Après redécoupage et remontage, il est sorti en salles plusieurs mois plus tard où l'accueil critique a été un peu plus agréable, mais où il a été un peu boudé des spectateurs (dont moi, puisque je suis une grosse têtue qui avait décidé qu'elle n'aimait pas trop Aménabàr et que j'ai attendu le DVD). En même temps, le sujet n'était peut être pas propre à ameuter les foules.
Tout commence sur terre, en Egypte, à Alexandrie, au IVème siècle de notre ère. Alexandrie fait alors partie de l'Empire Romain et le christianisme commence à gagner la ferveur de nombreux habitants, en particulier les plus pauvres et les esclaves qui y trouvent la possibilité de se libérer du joug romain. C'est ici que Hypatie (Rachel Weisz), fille de Théon (Michael Lonsdale), gardien de la grande bibliothèque. Hypatie est philosophe, mathématicienne et physicienne, et enseigne dans sa propre école. Hypatie attire toutes les convoitises: celle du riche patricien Oreste (Oscar Isaac), mais aussi celle de son esclave converti au christianisme, Davus (Max Minghella). C'est une jeune femme farouchement attachée à la science et à sa liberté, qui a une influence extraordinaire dans une cité telle que celle-là. Mais la révolte chrétienne gronde, et Alexandrie s'apprête à changer de visage: Hypatie va-t-elle pouvoir poursuivre ses recherches?
Et puisqu'on parle de lumière aujourd'hui, je vous propose d'allumer, avec ce film, une myriade de lueurs:
1. Un cast plein d'étoiles
On commence avec un très très beau casting. La plus lumineuse, évidemment, étant la magnifique Rachel Weisz. Je dois le dire tout de suite, je ne suis absolument pas objective sur ce point. J'ai un gros faible pour Rachel Weisz. Déjà, c'est une femme sublime, d'une beauté à la fois sophistiquée et naturelle, avec un truc en plus, du chien quoi. Et c'est une actrice que je ne cesse d'admirer. A chaque fois, je la trouve juste et convaincante. Elle n'a pas besoin d'en faire des caisses et réussit à m'émouvoir, même dans des seconds rôles. Je voudrais la voir tellement plus souvent au cinéma, elle le mériterait amplement. Et là, comme à son habitude, elle est parfaite. Elle est complètement à la hauteur de son personnage exceptionnel, cette scientifique passionnée par son travail, cette femme inaccessible et parfois cruelle sans le vouloir, farouchement libre, jusqu'au bout. Sur le papier, on n'a déjà pas besoin de grand-chose pour tomber amoureux de l'héroïne. Quand c'est Rachel Weisz qui l'endosse, on ne peut alors plus s'en empêcher.
Rachel Weisz est ici plutôt bien entourée. Dans le rôle de son père, Théon, Michael Lonsdale. Il n'a pas un très grand rôle, mais c'est toujours un bonheur de le voir, et surtout d'entendre sa voix. Max Minghella est parfait dans le rôle difficile de Davus, le jeune esclave chrétien aussi épris de sa maîtresse que de sa foi, tiraillé entre le savoir que sa position sociale lui refuse et la spiritualité qui lui permet d'être libre. C'est un très beau personnage et le jeune acteur s'en empare pleinement. Je ne l'ai pas revu depuis dans un rôle de premier ordre, et c'est bien dommage, parce qu'on sent qu'il en a sous le capot (en plus, il est beau comme un jeune Mark Ruffalo). Oscar Isaac est très à l'aise dans l'attitude désinvolte de latin lover d'Oreste, partagé entre son amour et son ambition, les compromis et l'intégrité. Face à lui, d'autres dents rayent le parquet, autrement plus incisives, celles de l'évèque Cyrille, interprété par un Sami Samir qui fait froid dans le dos. Mais ça n'est rien à côté de l'effrayant et illuminé Ammonius à qui Ashraf Bahrom prête sa vraie gueule de cinéma: ce type a une présence hypnotique et terrifiante, et ce rôle de fanatique lui va comme un gant.
2. La lumière d'Alejandro Amenabar et de Xavi Gimenez (directeur de la photographie)
A la base j'aimais pas trop Amenabàr. Rien de viscéral, mais Abre los Ojos m'avait énervée avec son scénario à tiroirs, un copain m'a spoilé The Others en devinant la fin dès le premier quart d'heure du film, Tesis ne m'avait pas plus intéressée que ça. Bref, j'en pensais pas foncièrement du mal, mais je ne pensais pas qu'un jour je serais soufflée par son talent.
Mais ça, c'était avant Agora. Ici, le fond épouse parfaitement la forme, et le film pourrait tout à fait fonctionner s'il était muet. Et c'est en grande partie grâce à son merveilleux directeur de la photographie, Xavi Gimenez.
La première chose qui choque dans ce film, c'est son point de vue. On a l'habitude de suivre des films du point de vue des personnages. Ici, ça n'est pas le cas. Dès la première image du film (la planète terre), on sait que le point de vue n'est pas humain, il n'est même pas terrien. Allez-vous me prendre pour une folle mystique si je vous disais qu'Agora est le premier film cosmique que je vois? Alors je sais, je vous vois sourire derrière vos écran, et si je n'avais pas vu plusieurs fois ce film, je ferais de même. Mais je vous assure que c'est le cas. Attention, je n'utilise pas le terme cosmique à la manière d'un Sylvain Durif. Je ne parle pas d'un cosmos vaguement new age, qui veut tout dire. Non, quand je parle du cosmos de l'âge antique au contraire, celui de l'origine étymologique, l'idée que les grecs se faisaient d'un univers fini et ordonné. Le choix de l'inclinaison des plans, par exemple, le montre bien: très souvent, nous sommes en contre plongée, parfois extrêmes ou en plongée totale.
Et cela a un effet très particulier, une chose que je n'avais jamais ressentie au cinéma: cela crée une vraie distance avec le récit, qui permet de mettre les faits et les personnages en perspective par rapport à l'immédiateté des émotions. On est souvent détourné de l'action pour s'attacher à quelque chose de plus grand, de plus fort. Par exemple, lors des contre-plongées, si l'on voit les conflits des personnages rivés au sol, notre regard est tout de même attiré vers le bleu du ciel ou les ténèbres d'un ciel étoilé. Et c'est encore plus fort dans les plongées. Plusieurs fois, on s'élève au-dessus de la foule, en particulier pendant les scènes de violence assez extrêmes. La caméra dézoome jusqu'à ce que les humains se transforment en fourmis agitées décrivant des cercles au sol. L'effet est amplifié par une accélération de l'image et de la piste son. Les cris horribles des femmes et des enfants s'effacent sous les bruits de pas accélérés et amplifiés, et toute cette agitation nous semble loin tout à coup, si loin. On a alors l'impression de se détacher totalement de l'émotion de la scène pour la regarder d'un œil presque curieux et scientifique. Nous adoptons là le point de vue de l'univers, qui en a vu de bien pires, et pour qui les actions des hommes et leur simple présence devient insignifiante.
C'est à la fois grisant, et d'une terrible fatalité. Voir les hommes se massacrer comme ça, de loin, en fait quelque chose d'insignifiant mais aussi de banal, à l'échelle du temps et de l'espace. Ces conflits ne résolvent rien. Pire, ils ne sont que voués à se répéter jusqu'à ce que les fourmis que nous sommes cessent d'exister: cela fait partie, semble-t-il de notre comportement naturel. Il est d'ailleurs à noter que la métaphore est soulignée par un premier plan sur des fourmis qui s'élargit sur Alexandrie par la suite.
Et bien évidemment, dans un peplum, on ne peut pas ne pas penser à l'autre regard que peut signifier ce point de vue. Parce qu'ici nous sommes clairement dans une tragédie dont on a tous les éléments: les héros tiraillés entre l'amour (d'une femme, de la science) et le devoir (religieux, politique), la faute originelle (pour Hypatie, l'injustice envers Davus, qui prend la décision de se révolter lorsqu'elle le traite d'idiot, pour Davus, la tentative de viol de sa maîtresse, pour Oreste, son ambition qui lui fait accepter tous les compromis), et bien évidemment, cela se termine mal pour tout le monde, en particulier pour l'héroïne qui, selon le bon vieux principe Aristotélicien, est sacrifiée pour que nous en tirions une bonne leçon (et aussi parce que ça a vraiment été le cas d'Hypatie, qui est un personnage historique aussi réel qu'Oreste et Cyril et dont le sort a été bien pire que celui dont l'accable Aménabàr). Et comme dans toute bonne tragédie, on a l'impression que les hommes ne sont que des jouets au mains des dieux qui s'amusent à les voir se déchirer pour eux. On a donc parfois l'impression que la caméra d'Amenàbar est situé au sommet de l'Olympe, parmi les dieux qui jouent aux soldats de plomb.
Ce regard peut sembler très cruel, mais il met en perspective beaucoup de choses, notamment l'aspect de l'émotion frontale. Nous n'avons plus uniquement un point de vue compassionnel avec les êtres différentiés, mais on nous pousse à avoir une perspective plus globale. Ainsi, l'incendie d'une bibliothèque (une scène absolument terrible du film) prend autant, sinon plus de poids que les destins individuels.
3. La lumière de l'esprit
Vous l'aurez compris, Agora se met clairement du côté de la science, de l'esprit scientifique animé par le doute, de la curiosité, contre l'obscurantisme, en particulier l'obscurantisme religieux. Et ça, en des temps où nous sommes, et d'autres temps où nous avons été, je trouve toujours ça bénéfique.
D'abord on suit de près la quète d'Hypatie l'astronome, qui est de savoir comment s'effectuent les rotations de la terre par rapport au soleil et quel sont les mouvements des astres. Comme tous les antiques, elle cherchent la perfection dans la figure du cercle, puis d'une autre figure proche qui va être la révélation du film. Pour ceux qui aiment voir les films plusieurs fois, vous remarquerez que la réponse que cherche Hypathie est sous son nez très régulièrement, ainsi que sous le nôtre, puisqu'Aménabàr s'amuse souvent à le mettre au premier plan. Et cette figure est un motif incessant dans le film, on retrouve d'abord le cercle à de nombreux moments (dans les ouvertures des atriums, dans les mouvements de foule en plongée), puis ce cercle va légèrement se transformer après la révélation.
Il y a d'abord la lumière par excellence, le cercle fascinant du soleil. Il est, dès le départ, au centre du film (comme à celui de l'univers). Il est même au centre du titre du film au générique, dans le O d'Agora (vous pouvez également le voir sur l'affiche). Dans Agora, on semble toujours voguer entre deux extrêmes: un soleil mordant, soulignant les ocres d'Alexandrie, reconstituée pour le tournage à Malte et de l'autre côté, la nuit profonde que seules viennent perturber les étoiles. Quoiqu'il en soit, on ressent la même fascination (en particulier, à nouveau, grâce aux plans en extrème-contre plongée) d'Hypatie face au phénomènes célestes. Comme elle, nous ressentons le besoin de dévoiler ne serait-ce qu'un peu le mystère du ciel. Et la volonté de comprendre à tout prix ce qui se passe là-haut semble être un véritable mouvement d'aspiration vers le haut, la véritable et puissante élévation de l'homme, celle de l'esprit par la connaissance.
Parce que ce film, c'est avant tout le film de la lutte du savoir et de la liberté contre l'obscurantisme buté, et souvent religieux, qui tente de remodeler la terre à son bon vouloir, que ce soit le cercle parfait des grecs ou le monde fini et défini par Dieu des chrétiens, ou même le couvercle de marmite d'un des personnages. C'est celui de ceux qui doivent douter et se remettre en question s'ils veulent atteindre la vérité, contre ceux qui ne doutent jamais. Et c'est ici, aussi, comme cela l'a pratiquement toujours été dans l'histoire, le combat d'une femme qui, à partir du moment où on lui découvre un tant soit peu de pouvoir et d'insoumission, est accusé de sorcellerie (ou de sa version moderne, la folie). Et moi, à l'heure où le créationnisme prend un poids de plus en plus instauré dans un des pays les plus développé du monde, où l'on châtie les femmes pour ne pas se soumettre aux ordres religieux, où des groupes religieux tentent d'empêcher qu'on apprenne aux petites filles qu'elles pourront, quand elles seront grandes, être l'égal des hommes, faire le métier dont elles rêvent, pour le même salaire, un film comme celui-ci, ça me touche à un point incroyable (même après plusieurs visions, la puissance lacrymale de ce film est d'ailleurs toujours aussi intense pour moi).
Alors, effectivement, même si le film est profondément triste, parce que très fataliste (le fait même que le monde d'Hypatie nous rappelle un peu trop le nôtre est la preuve qu'on n'évolue pas autant qu'on le voudrait, et que rien n'est jamais acquis quand un savoir millénaire peut disparaitre en quelques heures par la barbarie d'une poignée), ce film démontre avec un courage assez impressionnant - par sa forme, par son propos, par son multiculturalisme (le casting réunit allègrement des gens de tous pays et de toutes confession - la force de la pensée.
En espérant que la lumière de la connaissance nous éclairera encore quelques temps et que nous ne la laisserons pas s'étioler, je vous laisse avec le dialogue qui a inspiré mon titre, et qui résonne si bien aujourd'hui:
Hypathie se trouve face au dignitaire Heladius, qui lui demande de se justifier sur son agnosticisme (le dialogue est en anglais, je le garde en VO):
"Heladius Dignitary: Why should this assembly accept the council of someone who admittedly believes in absolutely nothing?
Hypatia: I believe in philosophy.
Heladius Dignitary (sarcastic): Philosophy? Just what we need in times like these!"