mardi 12 janvier 2016

Il était trois fois en Chine



J'en ai parlé dans mon top 10 2015 brièvement, mais je n'avais pas eu le temps de m'étendre sur le sujet (on peut décemment affirmer que je suis à la bourre sur mes chroniques). Il n'y aura donc aucun suspens sur le sujet: j'ai beaucoup aimé Au delà des montagnes de Jia Zhangke, vu maintenant il y a à peu près une semaine (ce qui est finalement un bon timing pour un verdict définitif, puisqu'on sait à peu près ce qu'on va garder d'un film).

Avant toute chose, je dois avouer que c'est le premier film du réalisateur chinois que je vois, je n'ai donc pas de point de comparaison dans sa filmographie, puisque j'ai raté les très estimés Touch of sin et Still life. Je savais cependant que c'était un metteur en scène qui avait une certaine audace esthétique, et une figure d'enfant rebelle du cinéma chinois. J'ai donc pu vérifier ce constat avec ce film, et ai maintenant très envie de découvrir ses autres films.




Le film commence fin 1999, année de la rétrocession de Macau à la Chine (peu après Hong Kong en 1999) et juste avant l'entrée dans l'an 2000. C'est le début du gros développement économique chinois. Dans une petite ville minière, nous suivons un triangle amoureux: une jeune femme est partagée entre un mineur et le gérant d'une station-service. 2015: un mineur malade doit demander de l'argent à d'ancien amis pour se soigner, une femme divorcée doit faire face à un deuil très éprouvant, en même temps qu'au départ prochain de son fils, qui doit suivre son ex-compagnon à l'étranger. 2025: Un jeune chinois, un peu paumé, habitant depuis longtemps en Australie cherche à retrouver ses racines et ses souvenirs perdus.

Le film est donc composé de 3 parties, retraçant le destin commun de plusieurs personnages et, d'une certaine façon, celui d'un pays. Pour chacune de ces trois parties consécutives, Jia Zhangke a choisi un format différent, une ambiance différente.



La première partie se concentre sur la jeunesse de la belle Tao et de ses prétendants, Zang et Lianzi. Tout commence par une scène de liesse, des jeunes gens dansant ensemble une même chorégraphie sur le titre Go West des Pet Shop Boys. On sent tout l'espoir de cette génération, tout cet élan vers l'extérieur, cette volonté de trouver une vie meilleur à travers le capitalisme, surtout pour Zang, qui s'apprête à acheter toute la ville. Cette première partie est entrecoupée de plans d'archives tournées à l'époque, dont une scène très impressionnante de foule, qui a fait un peu paniquer l'agoraphobe que je suis. Cette partie fait preuve d'une véritable énergie: on y danse, on y fait la fête, on y fait exploser des feux d'artifices et des charges de tnt. Pourtant, on sent que la situation économique n'est pas encore idéale (Tao porte toujours les mêmes vêtements, on rêve d'obtenir un CD et on s'extasie devant une voiture allemande), mais l'optimisme est résolument de la partie. Le format 1:33 choisi pour ce premier volet resserre les personnages dans le plan, ce qui crée une véritable dynamique, un échange entre eux, mais aussi une tension assez constante.



La deuxième partie est plus tragique, elles se concentre sur des problèmes importants d'une vie, les changements radicaux, le deuil et l'éloignement. On passe au format 1.85 et l'image commence à se dépeupler. Les liens communautaires qui semblaient si solides dans la première partie s'étiolent, la mort et la maladie s'invitent dans les vies des personnages, et si la technologie et l'aisance financière a clairement fait son entrée chez certains, on comprend qu'il existe deux Chine très distinctes: celle dont on nous parle si souvent aujourd'hui, cette Chine aisée, friande de consommation et de gadgets technologiques, ouverte vers l'extérieur (mariage mixte avec des occidentaux, études à Shanghai dans des écoles internationales...), mais aussi celle qui ne semble pas avoir bougé, une Chine industrielle rongée par la pollution et la maladie, aux conditions de vie et de travail dignes du XIXè siècle, et ces deux mondes semblent irréconciliables.



Enfin, la dernière partie ouvre totalement le champ en cinémascope, avec une photographie aux couleurs beaucoup plus saturées. Changement de décor, nous nous retrouvons en Australie. Ici, le plan "respire", le ciel bleu, la mer, le soleil, remplace le décor de brique, de cendre et de nuage de la ville minière. Mais dans ce paysage, les personnages semblent bien éloignés les uns des autres, isolés comme si chacun vivait sur sa propre île, et leur solitude est terrible. Cette solitude, est à un moment bouleversé par une scène d'amour très émouvante, où un jeune homme en quête de repères et de ses souvenirs touche brièvement du doigt une partie de son enfance.

En ce qui concerne le scénario du film, il ne faut pas chercher des enjeux narratifs énormes, des sentiments exacerbés, des ruades et des éclats hystériques. Tout est traité de manière très délicate, même la mort, et le rythme du film, assez lent, nous permet de suivre les personnages sans à-coups. Et lorsqu'un évènement vient bouleverser leur vie, on s'est, sans s'en rendre compte, par des scènes assez quotidiennes, complètement attachés à eux. Cependant, rien n'est non plus complaisant et lorsque les personnages souffre, on ne nous épargne rien de sa douleur. La scène où Tao doit venir constater le décès de l'un de ses proches en est un exemple. Elle est assez longue et la caméra, à aucun moment, ne nous laisse de répit. On voudrait quitter le personnage et sa douleur, l'oublier et passer à autre chose, mais on reste avec elle et on est bien obligé d'accepter, comme elle, ce qui vient de se passer.



En ce qui concerne l'interprétation, j'ai lu pas mal de critique assez négatives, notamment sur Zhao Tao, qui interprète Tao. J'avoue ne pas comprendre. En dehors de Zhang Yi, dont je trouve qu'il en fait parfois un peu trop dans la démesure, j'ai trouvé le casting très juste. Pour Zhao Tao, en particulier, c'était une vrai gageure d'interpréter un personnage sur 25 ans, et c'est un défi qu'elle relève avec brio. J'aimerai vraiment voir la première et la dernière scène (qui a causé chez moi un éclat en sanglots irrépressible) l'une à côté de l'autre pour juger du beau travail accompli. Elle est absolument merveilleuse, notamment dans des scènes toute simples, comme la préparation de raviolis, dans lequel elle charge chaque geste d'une belle émotion. L'expression "fait avec amour" prend ici toute sa dimension. J'aime aussi la belle composition de Liang Ji Dong qui interprète Liangzi, un personnage tragique chargé d'une magnifique dignité.



En résumé, j'ai donc beaucoup aimé ce film, qui sans que j'y fasse trop attention, sans volonté d'émouvoir à tout prix, m'a profondément touchée. Soyons clairs, c'est tout sauf un feel-good movie, puisque le constat est très désenchanté, voire même terriblement pessimiste. Je l'ai trouvé véritablement poignant et j'avoue que j'ai mis quelques jours à m'en remettre. Parce que si ni les situations tragiques, ni les sentiments des personnages ne sont over-the-top, la douleur profonde qu'ils portent en eux s'insinuent en nous, pour ne pas nous lâcher. Et si à l'orée du XIXème siècle, on m'avait dit que je serais authentiquement émue par de la dance music des années 90 (de qualité, certes, mais dance music tout de même), j'aurai bien mal misé sur mon futur...

















6 commentaires:

  1. Ta chronique est très belle, hélas je ne la partage pas vraiment, mais je pense que tu résumes parfaitement les raisons de mon sentiment mitigé avec cette phrase : "il ne faut pas chercher des enjeux narratifs énormes, des sentiments exacerbés, des ruades et des éclats hystériques". vu le sujet et l'ampleur romanesque sur le papier du film qui brassait les époques et les lieux j'attendais un peu de tout cela - bon les éclats hystériques on a déjà donné avec Maiwenn donc on peut s'en passer :o)- et à la place on a une retenue, un coté feutré qui donne parfois lieu à quelques belles scènes - surtout dans la seconde et troisième partie- mais aussi à des scènes un peu plates, un peu neutres qui empeche l'émotion d'advenir... j'ai eu la confirmation avec ce film que le cinéma asiatique sied assez mal à mon coté latin et un peu trop exacerbé... j'aurais dans l'interprétation une nette préférence pour Liang Ji Dong qui interprète Liangzi, mais je regrette un peu le traitement fait à son personnage t qu'on oublie complètement aux 2/3 du film... bref un beau film mais pour moi loin d'être le chef d'oeuvre bouleversant qu'on a décrit ici et là..

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    1. Effectivement, même si j'aime bien l'exubérance pour certaines choses (l'action, les paillettes, le grand spectacle), j'avoue que dès que ça touche à l'émotion, j'aime la délicatesse et la retenue. Je pleure très facilement au cinéma (sans mentir, je crois que j'ai passé 45 minutes complètes de 20000 jours sur terre à chialer comme un veau), et j'apprécie de le faire sans avoir l'impression qu'on fait tout pour me tirer les larmes du corps. Dans ce cas-là, ça a pour moi totalement fonctionné, d'autant plus que l'esthétisme est toujours un facteur démultiplicateur d'émotion chez moi.
      Le personnage de Liangzi est effectivement très beau, et je crois qu'il y a une raison pour laquelle il est "oublié" à partir des 2/3 du film, je pense que c'est une manière toute pudique de nous faire comprendre qu'il n'est plus.

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  2. Tu m'a complètement donné envie d'aller le voir, alors que je n'étais pas spécialement partie pour.

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    1. Yes! C'est pour des moments comme ça que j'écris ce blog. Après apparemment, le film a grand succès dans les salles et a pas trop besoin de moi. Mais bon, ça fait plaisir quand même

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  3. Je crois que c'est en écoutant le masque et la plume que j'ai découvert ce film. Je ne suis pas encore allée le voir mais il passe encore dans plusieurs salles. Il faut que je tente d'y aller la semaine prochaine car la lecture de ton article m'a donné une raison supplémentaire de le voir et surtout cette phrase "l'esthétisme est toujours un facteur démultiplicateur d'émotion chez moi".
    Bon WE!

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    1. Ah chouette, ça me fait plaisir. Faudra que tu repasses me dire ce que tu en as pensé. Finalement, le film a pas mal de succès. Du coup, il reste en salles un peu plus longtemps que prévu.

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