Alors voilà, aujourd'hui, on va parler d'un documentaire assez formidable sur un film légendaire pour plusieurs raisons, Dune, adaptation filmique du chef d'œuvre de Frank Herbert. D'abord, c'est un film d'Alejandro Jodorowsky, réalisateur culte, notamment du premier midnight movie tout aussi culte, El Topo. Ensuite, pour son casting de rêve: Moebius, HR Giger (le papa de la créature d'Alien au niveau visuel) et Criss Foss (illustrateur britannique de couv de bouquins de science-fiction, spécialisé dans le design de magnifiques vaisseaux) pour l'aspect visuel, Dan O'Bannon pour les effets spéciaux (le papa d'Alien en tous cas du scénario), Orson Welles, David Carradine, Dali, Amanda Lear, Mick Jagger devant la caméra et Pink Floyd et Magma pour la musique. Mais surtout, ce film est une légende pour la bonne raison qu'il n'en a jamais été tournée une image.
Je sais que ce documentaire de Frank Pavitch (réalisé quand même en 2013, il a donc lui aussi dû subir quelques difficultés au niveau de la distribution, j'imagine), était très attendu des fans de Jodo, qui sont très nombreux. Et j'avoue que j'avais moi aussi très envie de le voir. Parce que moi aussi, je suis un peu fan, mais pas de Jodorowski, plutôt de la série de romans de Frank Herbert qui m'a complètement retournée à sa lecture durant mon adolescence. Un peu déçue (et qui ne l'a pas été?) de l'adaptation de Lynch, j'attendais beaucoup des informations sur ce film qu'on présentait comme "le plus grand film à n'avoir jamais existé". Il me semble important de notifier cela en préambule, parce que vous allez voir que j'ai un point de vue assez particulier sur ce documentaire que j'ai beaucoup apprécié, mais que je vois, d'après ce que j'ai pu lire jusqu'à présent, peut être différemment que d'autres personnes.
Là où je pense que mon avis pourrait différer de manière importante de beaucoup tient notamment à ma manière de considérer le cinéma, sa création et mon amour pour Dune, le roman, qui fait que j'interprète l'histoire que raconte ce documentaire d'une autre façon. Par exemple, pour moi, le film Lost in La mancha, sur un autre film mythique jamais terminé de Terry Gillian, c'était l'histoire d'un tournage maudit où une malchance foutrement tenace s'attachait à détruire complètement le film, c'était la loi de Murphy en action: tout ce qui pouvait aller mal se produisait, dans un enchaînement de circonstances aussi tristes que paradoxalement drôles. Pour moi, l'histoire de l'échec de Dune est bien différente. J'y vois ici l'illustration même des entreprises ambitieuses qui pourraient être formidables, mais qui sont dynamitées de l'intérieur par la personne-même qui les porte, pour cause d'enflement de melon proche de l'explosion. C'est ce que moi j'y vois, et je vais expliquer pourquoi, mais ce qu'il y a de bien avec ce film, c'est que son interprétation dépend vraiment de la façon qu'on aura d'approcher la vision du cinéma et celle du personnage incroyable qui est dépeint ici, Alejandro Jodorowsky.
Parce que là, en terme de personnage hyper romanesque, on a quand même du lourd. Jodo est fantasque, parfois drôle, parfois affabulateur, parfois manipulateur, passionné, fou, provocateur, parfois carrément flippant. Et sa manière de raconter son histoire en fait une folle aventure. Mais c'est un personnage très ambivalent et suivant sa propre sensibilité, on peut le voir différemment. Je comprends que certains, qui apprécient son cinéma, ait pu voir en lui un immense artiste, intransigeant sur son art, et prêt à tout pour réaliser ses rêves, une victime de l'industrie du cinéma, un exemple à suivre. Moi, perso, ce mec me fout grave les jetons, la preuve:
1. Les motivations
Jodorowsky le dit dès le départ. Son ambition, pour ce film, c'est "d'ouvrir l'esprit des jeunes gens" et de créer un film qui serait un véritable "messie" pour les jeunes générations, leur permettant de ressentir les effets de la drogue sans prise de drogue. Mouais, alors je suis peut-être un peu trop terre-à-terre ou méfiante, mais ce qui peut paraître révolutionnaire pour certains, c'est pour moi limite, voire carrément creepy pour un mec de plus de quarante balais... Les gurus, c'est vraiment pas mon truc.
Et puis, les trucs spirituels, faut savoir que c'est pas des masses ma came. C'est pour ça que si je reconnais à Jorodowsky un vrai talent de créateur d'image fortes et belles, je ne suis ni une fan de son surréalisme, et encore moins de ses délires ésotérico-poético-démurgio-psychédéliques. Je suis comme ça, pour moi rien ne vaut un scénario solide et bien écrit, j'aime qu'on me raconte des histoires que je peux comprendre sans avoir pris de substances prohibées. Attention: j'aime le foutraque, mais j'aime aussi la logique. C'est pour ça que j'aime autant des auteurs comme Herbert ou Philip K. Dick: dans le monde où leurs histoires se déroulent, elles sont profondément logiques, et délivrent un message bien loin d'être complètement perché. Bref, le truc de hippie sur le retour qui veut ouvrir le troisième œil de la nouvelle génération pour qu'elle le suive dans son délire cosmique, au mieux je trouve ça zarb, pédant et condescendant ("Allez, les petits, je vais vous apprendre la vie"), au pire je trouve ça dangereux, dégueulasse et révoltant.
2. La passion
Je comprend qu'on fasse tout son possible pour qu'un projet de film arrive à son terme. Mais il y a des extrémités auxquelles il me semble que ce n'est pas souhaitable.
Pour Dune, Jodorowsky a voulu que son propre fils, Brontis Jodorowsky, joue le rôle principal. Le gamin a 12 ans. Il décide donc de l'entrainer à en faire un guerrier. Voilà donc le petit Brontis, qui a déjà dû être exposé à poil en plein cagnard pour El Topo, à devoir subir plusieurs heures d'entrainement physique par Jean-Pierre Vignau (spécialiste des arts martiaux et ancien mercenaire) par jour, 7 jours sur 7. Y'en a qui aurait contacté les services sociaux pour moins que ça...
Après, Jodo, tel Abraham, dit clairement qu'il était tout à fait prêt à sacrifier son fils s'il le fallait pour le film, qu'il était même prêt à se couper les bras. Bon rassurons-nous, le gamin s'en est très bien sorti, au point même où plusieurs fois dans le film, il nous semble qu'il est beaucoup plus responsable que son père.
Donc voilà encore un point qui fait que ce cher Jodorowsky, c'est un être que j'aurai moyennement aimer côtoyer...
3. Le guru
Si y'a un truc qu'on peut pas enlever à Jodorowsky, c'est un charisme et un pouvoir de persuasion assez dingue, mais que je trouve aussi assez flippant. Il a réussi à réunir autour de ce projet une équipe de malade, et en ce qui concerne l'aspect visuel, à obtenir des résultats absolument sublimes. Les storyboards et les dessins présentés sont beaux à crever, et lorsque le film se met à les animer, on a un rendu superbe. Mais bon sang, quand on voit que ce mec a réussi à convaincre O'Bannon de vendre tout ce qu'il avait pour venir à Paris travailler sur son film, et que lorsque personne n'accepte de financer le film, le pauvre O'Bannon se trouve sans un rond, dans un pays étranger, ça fend le coeur. Parce que réussir à convaincre des gens pour un projet, c'est cool, mais quand le projet ne se fait pas, faut pas oublier qu'ils ramassent aussi.
4. Le viol de Franck Herbert
Dans une métaphore au bon goût de vomi, Jodo n'hésite pas à comparer l'adaptation qu'il a fait du roman Dune à un viol (mais avec amour, hein? on n'est pas des bêtes!). Et pour le coup, je suis plutôt d'accord avec lui.
D'abord, et ça je ne sais pas si c'est dû au scénario de Dune ou à la focalisation qu'a choisi le documentaire, mais on ne parle ni des personnages féminins formidables du roman, Jessica, le Bene gesserit, ou Alia (qui est pour moi le personnage féminin de roman le fascinant qu'on ait jamais écrit). Et on ne parle pas non plus des Fremen, les hommes du désert qui initient Paul.
Mais surtout, surtout, Jodorowsky change la fin. Parfois changer la fin sur une adaptation, c'est pas grave. Mais parfois, quand tu trahis le propos de l'oeuvre de base et que tu la tord pour qu'elle corresponde à ton message, ça peut être gênant et ici, ça l'est pour moi.
C'est comme quand Disney adapte la Petite Sirène d'Andersen. Désolée pour le spoil, mais dans le conte, la petite sirène perd tout à la fin: l'amour, les jambes, la vie et elle est changée en écume. Moralité: ma chérie, ne quitte jamais tout pour un mec, tu pourrais t'en mordre les doigts (ouais, bon c'est pas vraiment ça, mais la vraie moralité est tellement triste). Chez Disney, le prince est en fait amoureux d'une méchante sorcière et pas d'une gentille autre fille, Ariel parvient à le récupérer, elle se rabiboche avec sa famille, et ils vécurent heureux, etc... C'est un peu comme si Roméo et Juliette fondaient une famille hein? L'histoire perd un peu en tragique...
Ben là on n'en est pas loin. Le roman comme le film semblent se terminer par la victoire de Paul. Sauf que dans le film, Paul se sacrifie (ça arrive après dans le cycle) et la planète Dune devient une terre de verdure formidable (ça aussi, ça arrive plus tard). Bref, un Christ est crucifié, c'est la paix dans le monde, tout va bien. Sauf que le cycle de Dune ne raconte pas tout à fait ça. Ca reste tout de même une série qui si elle a une dimension ésotérique assez importante, reste assez focalisée sur le pouvoir, la difficulté de l'exercer sans exaction, de garantir la paix et la liberté, et combien tout cela est fragile (parce que l'héritier de Paul, Leto, c'est quand même le pire dictateur qu'on puisse imaginer). Bref, pour moi ça véhicule donc un message très différent, beaucoup plus naïf que celui des romans et en allant plus loin, puisque Jodorowsky n'hésite pas à afficher ses visées philosophiques, une idéologie différente. C'est tout à fait personnel, mais l'idée même du Messie, d'une seule personne qui change complètement le monde en s'instillant dans l'esprit de l'humanité entière, je trouve ça très flippant...
5. L'incorruptible, victime du méchant mercantilisme d'Hollywood
Je comprend qu'on puisse admirer la ténacité et l'intransigeance de Jodorowsky qui ne veut pas changer d'un iota sa vision du film. Sauf qu'à écouter et lire beaucoup de choses sur le sujet, on a l'impression qu'il s'est heurté à une haine viscérale des producteurs hollywoodiens contre le réalisateur, que ces méchants vilains opportunistes qui veulent faire de l'art une industrie ont tout fait pour faire péter le projet.
Mais le film explique très bien que ce n'est pas tout à fait ça: Jodo demande 5 millions de dollars sur un budget de 15 millions de dollars (ce que je trouve quand même sous-évalué vu l'ambition technique du film) pour un film de, tenez-vous bien, pas moins de 12 heures. Pourtant, Seydoux le dit lui-même, pour eux, "Tout était génial, sauf le réalisateur". Suis-je la seule à penser qu'il est assez raisonnable qu'un studio accepte de donner de l'argent à un film en contrepartie d'un projet qui soit effectivement financièrement réalisable et exploitable en salle? Que demander qu'on revoit la durée du film à la baisse, histoire que les spectateurs puissent aussi subvenir à leurs besoins bien naturels soit plutôt justifiée? Que s'inquiéter du fait qu'il y ait peu de spectateurs qui souhaitent bien se soumettre à un film d'une telle longueur et de se dire qu'il va être difficile de travailler avec un réalisateur qui ne lâche rien, même pas une négociation sur cette même longueur soit tout à fait compréhensible?
L'ambition, à un moment, c'est bien, mais pour moi, on bien au-delà dans ce cas-là, on est dans la mégalomanie. On aura beau dire que les studios c'est des pas beaux qui possèdent cet argent qui gâche tout en sortant de ses poches des liasses de billets de 200.00 € et en disant que c'est de la merde (ce qui ne peut choquer que nous, les pauvres, les cons, les impies, pour qui l'argent a une valeur), j'ai pourtant bien l'impression que si Jodorowsky avait accepté des concessions à mon avis tout à fait réalisables et compréhensibles sans s'entêter dans un projet titanesque (et ici, je parle plus du bateau avec Leo dedans que des personnages mythologiques), on aurait peut être eu droit à un très chouette film. Et j'avoue que là, moi, je me suis sentie limite colère: t'as une équipe de gens plus talentueux les uns que les autres prêts à donner le meilleur d'eux-mêmes pour un projet auquel ils croient, tu as la possibilité de faire quelque chose de formidable au prix de quelques concessions et tu dis non? SERIEUX? Je trouve ça d'une incroyable tristesse.
D'abord parce que les concessions, tous les réalisateurs en ont fait, et c'est dans les contournements que le cinéma est le plus intéressant. Hitchcock voulait parler de cul. Le code Haynes lui interdisait de le faire frontalement. A-t-il fait un caprice en disant, "ben puisque c'est comme ça, je ne fais pas de film?" Non, il a juste créé les scènes les plus suggestives de l'univers en contournant le code.
Et puis pour moi, le cinéma, c'est un art, oui, mais un art collectif. Et qu'un film, ce n'est jamais le film d'un seul homme. C'est toujours le film d'une équipe. et je trouve que cette intransigeance de la part du réalisateur, c'est un coup portée à toute son équipe, qui a travaillé si dur et s'est parfois sacrifiée. Si on veut faire un art uniquement personnel, on se tourne vers la littérature, la peinture ou même la vidéo! Encore une fois, le sort réservé à O'Bannon me donne envie de pleurer.
Et quand Jodorowsky accuse presque son équipe de trahison pour avoir travaillé ensemble sur Alien par la suite, c'est quand même assez écœurant.
Bref, vous l'aurez compris, Jodorowski n'est franchement pas une personnalité avec qui j'aimerais passer une soirée. Mais bon sang, c'est sans conteste un formidable personnage de cinéma! Et la manière dont le documentaire l'approche, laissant tout autant le soin à ses amateurs qu'à ses pourfendeurs d'y voir matière à rêver ou à s'énerver est particulièrement réjouissante. Sans compter, je n'en ai pas parlé jusqu'à présent, mais c'est loin d'être anecdotique, que la bande originale de Kurt Stenzel est une pure merveille, qui vaudrait à elle seule le coup de voir le film. Que vous aimiez ou pas Jodo, vous avez sûrement quelque chose d'intéressant à pêcher dans Jodorowsky's Dune.
Comme tu en parles, ce n'est pas non plus le genre de mec que j'aurais fréquenté. Quelle manque de respect pour son équipe et ses financiers, c'est fou ! Pas étonnant que le film ne se soit pas fait avec quelqu'un comme ça. Le type qui va même jusqu'à « utiliser » son gosse, beurk !
RépondreSupprimerLe film n'est pas sorti dans ma cambrousse mais je le verrai en DVD, tu as piqué ma curiosité.
Attention, ça n'est que ma vision des choses (assez minoritaire apparemment), mais c'est ce qu'il y a de très chouette avec ce documentaire, c'est justement qu'il ne commente pas trop, qu'il laisse à chacun le soin de se faire sa propre image de ce personnage assez incroyable, il faut bien le dire. N'hésite pas à le voir en DVD, parce qu'en plus d'être un bon film avec une BO hallucinante, les éléments graphiques de Dune sont d'une splendeur incontestable.
SupprimerSuperbe article! hyper intéressant! Bravo! Tu m'as donné envie de regarder ce documentaire à fond les ballons.
RépondreSupprimerPar contre le monsieur n'était vraiment vraiment pas gentil avec son fils, hein... J'avais eu vent de ces histoires mais oh mazette! Françoise Dolto doit être en train de se tourner et retourner dans sa tombe.
Merci beaucoup! N'hésite pas à voir le documentaire, il est absolument fascinant!
SupprimerLe fiston s'en quand même très bien tiré, il est devenu comédien et dans le film, on voit combien il détone de son père fantasque. Quand on voit ce qu'était devenu Carlos, ça fait s'interroger, quand même ;-)
J'ai vu la présentation pendant que j'allais voir Spotlight... ça m'a bien fichu la trouille! Pas vraiment adepte de ce genre de personne, et ce côte "le plus grand film qui n'a jamais été tourné"... un peu agaçant
RépondreSupprimerPareil, les mégalos me donnent un peu la chair de poule. N'empêche, le documentaire n'en reste pas moins fascinant, d'abord parce que Jodorowsky avait réussi à obtenir de son équipe visuelle était effectivement à voir (et finalement, aurait-on pu voir ce travail somptueux si le film s'était effectivement fait?) et c'est pour moi une sacrée leçon sur le cinéma. Ceux qui veulent absolument voir une opposition entre art et industrie y verront l'illustration de leur théorie. Ceux qui comme moi pensent que le cinéma, c'est beaucoup plus compliqué que ça, y verront une fable sur les dangers du dangereux enflage de l'égo...
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