lundi 7 septembre 2015

Cavalcade



Aujourd'hui, on va parler de Mustang, de Deniz Gamze Erguven. J'ai vu ce très beau film il y a quelques temps, mais  il m'a fallu une longue période de gestation après celui-ci. Je ne sais pas pourquoi, j'ai essayé de le retourner par tous les bouts, mais je n'arrivais pas à trouver un angle pour en parler. Peut-être parce que ce film m'a particulièrement émue, il m'a été très difficile de prendre du recul sur lui, de l'intellectualiser et d'en rendre quelque chose d'assez construit, comme j'essaie de le faire d'habitude. Donc, voilà, je m'excuse d'avance pour ce billet un peu bordélique, jeté en vrac, trop tard et à l'envers, mais devant l'émotion, mon cerveau s'est fait la malle et s'est retrouvé lancé au galop sur mon cœur épris de liberté, libéré de ses ornières et de ses rennes. Je vous invite donc à la cavalcade: on laisse pour cette fois le parcours d'obstacle. On va s'ébrouer, on va ruer et montrer les dents, et on va galoper, aussi vite et aussi loin qu'on pourra.




C'est la fin de l'année scolaire, dans la tristesse de quitter les professeurs et l'ivresse de la liberté. 5 frangines rentrent chez elles avec des amis. Ils s'arrêtent ensemble sur la plage et vont s'amuser, comme plein de gamins de leur âge, dans les vagues. Sauf qu'on est en Turquie, sauf que les gamines sont des orphelines élevées par leur grand-mère et leur oncle, sauf qu'une voisine médisante les a vus et en a profité pour jouer les saintes nitouches, sauf que ce simple moment de jeux va changer à jamais leurs vies.

Peu à peu, les filles voient les règles se rigidifier, les couleurs s'affadir, leurs mouvements s'entraver, leur monde se rétrécir, et les murs autour d'elles s'élever. Pour sauver leur réputation, on tente de les marier au plus tôt et de leur apprendre à devenir de parfaites femmes d'intérieur. Elles vont peu à peu être séparées, par des mariages plus ou moins heureux, ou pire, et devoir faire face à des pressions physiques et morales de plus en plus fortes.




Beaucoup ont vu, dans ce film, un clin d'œil au film Virgin Suicide, de Sofia Coppola et effectivement, il y a des similitudes: l'histoire de ces sœurs enfermées par des parents trop rigides y fait penser, ainsi que l'esthétique du film à l'image lumineuse et filtrée et l'obsession pour les longues chevelures en mouvement. L'image est donc splendide, et les cinq jeunes comédiennes le sont tout autant. Chacune est différente, belle à sa manière, rebelle à sa manière et on s'attache à toutes, notamment grâce à l'interprétation impeccable des jeunes filles (la grand mère et l'oncle sont eux aussi extrêmement bien campés).

Mais le film est différent et, pour moi, encore plus appréciable que celui de Sofia Coppola pour plusieurs raisons. D'abord le ton: alors que la mélancolie était celui de Virgin Suicide, Mustang est dominée par une énergie extraordinaire, une véritable bouffée de révolte juvénile et de contestation libertaire. Si une des sœurs se résigne, toutes les autres sont animées d'une saine colère et même dans d'atroces circonstances, elle ne se départent jamais d'un humour provocateur et mordant. Ce qui en fait un film très réjouissant.



L'autre différence avec le Virgin Suicide est que, alors que ce dernier était situé plusieurs décennies auparavant et s'apparentait à une sorte de conte, le film de Deniz Gamze Erguven est éminemment contemporain et politique. L'histoire de ces filles, qui sentent peu à peu la pression religieuse et sociale peser sur elle, qui voient leur horizon se bloquer et cherchent à tout prix à s'en sortir, c'est aussi celle d'un pays. La Turquie vit depuis quelques années un tournant politique et religieux de plus en plus rigide et la situation ne s'est pas améliorée depuis les évènements de la place Taksim, surtout pour les femmes. Si Mustang paraît à la base n'être que l'histoire de jeunes filles, la réalisatrice lie leur destin à l'évolution nationale à plusieurs reprises: on nous parle des débordements masculins dans les stades de foot qui ont poussé les fédérations à organiser des matchs devant un public essentiellement féminin.

Mais il y a surtout une des scènes principales du film (pour les amateurs de théories scénaristiques, elle se situe à peu près au milieu du film). La famille est réunie à table: la grand-mère, l'oncle et 3 sœurs. L'oncle (un gros salopard, par ailleurs), réprimande les filles qui s'amusent des blagues de l'une d'entre elles, qui saisit toutes les occasions possibles pour faire de mauvais gestes à son oncle. On ne voit pas la télé, mais on entend ce qu'elle diffuse à ce moment du film: un discours arguant que les jeunes filles riant dans la rue sont vulgaires et indécentes. Ce discours, ce n'est ni plus ni moins que celui de M. le vice-premier ministre, Bulent Arinc, et ce doigt d'honneur à ce moment là du film, personnellement, m'a émue aux larmes. C'est pour moi une des plus belles réponses que l'on pouvait faire dans un film aux propos admis actuellement au sein de l'Etat turc. Une provocation effrontée, et un fou-rire de gosse. Et s'il est suivi d'une scène tragique, il n'en est pas moins une bouffée de liberté absolue.



Et c'est dans ce souffle épique que le film prend toute sa dimension, et son émotion. C'est dans cet élan lyrique, soutenu par la musique toujours merveilleuse de Nick Cave et la beauté des paysages turcs, c'est dans cette équipée sauvage que le film nous emporte, un espoir fou au cœur, celui de l'avenir des sœurs et au-delà, de celui de toutes les autres filles...


12 commentaires:

  1. Une balle analyse d'un magnifique film - nous en avons parlé aussi dans un petit post sur notre blog
    http://wp.me/p2H2o8-5Cs
    Bonne soirée

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    1. Merci beaucoup, je suis allée y faire un tour, j'ai bien apprécié ce post

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  3. Je suis totalement d'accord avec toi lorsque tu écris que le film est dominé par une énergie extraordinaire.
    Le film m'a fortement émue et bouleversée. Pourtant quand j'y repense c'est une sensation d'énergie indomptable, impétueuse et éclatante qui domine et s'impose.

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    1. Oui, ça ne verse jamais dans le pathos et les occasions sont pourtant innombrables. Ca fait du bien!

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  4. Ce film me tente bien et s'il est plus joyeux que Virgin Suicides, je prends :).

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    1. Pour moi, il est à la fois plus dramatique, parce que plus réaliste, et plus joyeux. Et il est définitivement plus irrévérencieux et énergique!

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  5. Je note. Tu peux supprimer ce com' mais si tu as le temps, n'hésites pas à retourner me voir sur mon blog. Bisous!

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  6. Comme toujours tes coup de coeur sont contagieux et les captures font état d'un travail sur la lumière qu'il me tarde. Et surtout j'ai du sang turc dans les veines. J'y allais quand j'étais petite et lorsqu'à repris le débat sur l'intégration du pays à l'ue j'étais surprise de découvrir l'image que les gens avaient de ce pays. J'avais vu moins de signes religieux là-bas qu'ici. Maintenant...

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    1. Merci pour ce message! C'est merveilleux que tu aies pu passer tes vacances là-bas dans ton enfance. Quels souvenirs tu dois avoir! Personnellement, je ne suis pas allée en Turquie mais je connais la situation actuelle par une de mes proches, turque, qui désespère de ce virage terrible. Et je crois que malheureusement, le rejet par l'Europe n'y a pas été étranger. C'est triste à pleurer, et les autres problèmes contemporains (menaces terroristes, proximité de la Syrie, etc...) ne font qu'empirer le phénomène. C'est pourquoi je trouve que l'énergie de ce film est si salutaire.

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  7. Très belle analyse, l'intrigue me rappelle Bande de filles et Much Love, que j'ai hâte de voir. merci pour ce regard très pertinent sur un sujet pas facile!

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    1. Merci, je ne sais pas pour Much Love, mais c'est pour moi un film très différent de Bande de filles, qui est très urbain et plus proche, pour moi d'un film de genre: le film d'initiation où une adolescente apprend à savoir qui elle est et à cherche sa place dans la société.
      Ici, l'ambiance est assez différente, la mise en scène peut être moins audacieuse plastiquement, mais cette énergie de l'adolescence est bien la même, volontaire et farouche.
      Merci pour ton message

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