pelloche

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mercredi 15 octobre 2014

Quand Carrère raconte Dick, Je suis vivant et vous êtes morts


En littérature, j'ai toujours (au moins) un train de retard. D'abord parce que j'achète beaucoup de poches (oui, les jolis livres brochés, c'est bien mais c'est pas donné, et ça prend plus de place dans la bibliothèque), et que j'ai toujours les yeux plus gros que... les yeux: pour un livre lu, j'en achète trois, sans compter ceux qu'on me prête, qu'on m'offre. Du coup, j'ai une liste d'attente qui ne fait que s'allonger, et c'est encore pire depuis que j'ai investi dans la liseuse numérique il y a un an...

C'est pourquoi, alors que sort le dernier roman d'Emmanuel Carrère, Le Royaume (dont j'entends, çà et là, beaucoup de bien), je viens, moi, de terminer sa biographie de Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes morts.


Pourquoi ce bouquin là? Ben d'abord, parce que je ne savais pas encore qu'il existait et quand j'ai découvert chez ma libraire un petit livre de la collection point 2, avec un portrait technicolor de Philip K. Dick dessus. Cette collection point 2, je ne sais pas si vous êtes déjà tombés dessus, mais c'est un rêve de collection. De tout petits livres, de 12 par 8 cm, en lecture paysage, avec du papier tout fin, on pourrait caser tout Proust dans une pochette de soirée (on sait jamais, des fois que la soirée soit moins fun que prévu). Mon regard a donc été attiré par le portrait de Philip K. Dick (qui, ne se contentant pas d'être un des plus grands écrivains de Science Fiction, était aussi plutôt beau gosse). Et me rapprochant de ce mignon petit livre tout coloré, j'ai lu le nom d'Emmanuel Carrère. Alors là, coup de foudre! Un de mes écrivains préférés écrit sur un autre de mes écrivains préférés, et tout ça dans un adorable objet livresque qui peut s'associer à tous mes sacs, mêmes les plus riquiquis? Un objet qui parle à mon amour de la littérature, ma passion de la science fiction, mon sens esthétique et mon esprit pratique? Comment ne pas succomber?

J'ai donc lu cette biographie tout doucement, en grignotant un peu chaque jour, essayant de repousser la fin autant que possible. Mais la fin est arrivée (d'autant moins drôle que c'est la même que dans la plupart des bio: le personnage principal meurt), alors pour ne pas m'en débarrasser trop vite, je vous en parle.

Philip K Dick et un mouton pas trop électrique
Alors voilà, Emmanuel Carrère s'attache ici à raconter la vie de Philip K. Dick, l'auteur de science fiction le plus ratissé par le cinéma, parfois pour le pire (Paycheck, qui vient d'une très courte nouvelle, non mais vraiment, rien que d'y penser, j'en grince des dents), parfois pour le "mouais, bof, je retourne lire le bouquin (A scanner darkly, Total Recall, Minority Report) mais aussi pour le meilleur (Blade runner, bien évidemment!). Philip K. Dick, c'est une Science-fiction à la fois humaniste et conspirationniste, c'est une vertigineuse succession d'univers mis en abîme. Philip K. Dick, c'est une œuvre qui se résume en une question, qui ouvre toute les autres: Qu'est-ce que la Réalité? Philip K. Dick, c'est cet homme qui essaie, en rentrant chez lui, de tirer machinalement le cordon d'une lampe pour réaliser qu'il y a en fait un interrupteur, qu'il y a toujours eu un interrupteur, et qui pourtant reste persuadé qu'il devrait normalement y avoir un cordon. C'est le quotidien qui bascule dans le fantastique par de simples incohérences, le réel qui se renverse comme dans le miroir d'Alice, réduit à la banalité d'un rétroviseur.


Emmanuel Carrère nous narre ici les différentes étapes de sa vie, depuis son enfance marquée par la mort de sa sœur jumelle quelques jours après leur naissance et le départ paternel, et son adolescence passée à ingurgiter tout ce qu'une mère hypocondriaque peut vous donner, et à s'amuser à faire tourner en bourrique les différents psys auxquels elle vous jette en pâture, faisant passer, selon son gré, leur diagnostic de "normalement normal, normalement anomal, anormalement anormal, à anormalement normal (son triomphe)". Il nous raconte sa passion pour les livres et la musique, les femmes qui se succèdent, les enfants, ses différentes vies, ses différents rôles. Il soulève des anecdotes truculentes (Dick qui s'amuse à manipuler un type du FBI qui enquête sur ses rapports avec le communisme en lui faisant croire que Nixon y est visiblement trop opposé pour ne pas être secrètement rouge), et n'hésite pas à nous dépeindre ses moments les plus difficiles (ses différentes tentatives de suicide, ses crises psychiques aussi nombreuses que variées). Je retiendrai notamment la description de la fameuse conférence de Metz qui a surpris, voire déçu les participants, qui est racontée ici de l'intérieur, et qui en devient bouleversante.

Mais surtout (c'est là que Carrère excelle), il nous fait entrer dans la tronche de Dick, et là croyez-moi ou pas, mais c'est encore plus barré, encore plus flippant que n'importe lequel de ses romans. Parce que le piège de la réalité qui se dérobe tout à coup comme dans Ubik, Dick y est tombé dedans quand il était petit, et ce n'est pas un double à jamais présent (Jane, le fantôme de sa sœur Jumelle, ou Thomas, le chrétien supplicié, ou Horsefat Lover, son pseudo) qui l'ont aidé à s'en sortir. Tour à tour, il a été mystique new age basant les décisions de sa vie sur le yi-king, théoricien du complot anti-Nixonnien persécuté par l'état car ses romans dévoilaient la réalité abominable cachée sous les dehors clinquants des 30 Glorieuses (et non, Matrix n'a rien inventé), exégète chrétien doublé d'un cynique. On le suit de délire paranoïaque en dédoublement de personnalité, et les bases de notre réalité ne nous semblent plus si solides. On pénètre avec lui dans l'antre de Palmer Eldritch, le Dieu venu de Centaure, qui crée un monde cauchemardesque et qui joue sadiquement avec ceux qu'il y a embarqués par une drogue hallucinogène. Bien que l'on soit parfois énervé par les geignardises de Dick, on n'en reste pas moins toujours en empathie (enfin, si l'on est humain ;-) ) avec lui, et Emmanuel Carrère nous fait ressentir sa profonde détresse avec beaucoup de talent.

D'ailleurs, on comprend vite pourquoi Carrère a décidé d'écrire la biographie de cet écrivain en particulier. En effet, ils ont beaucoup de points communs. Il y a chez les deux auteurs cette façon de déconstruire un monde par un objet tout à fait banal. En effet, comment ne pas voir, dans le formidable roman La Moustache, où un homme voit sa vie basculer le jour où il se rase la moustache et que personne ne s'en rend compte, un hommage à la littérature dickienne? On retrouve aussi chez lui le mysticisme chrétien soudain qu'il a connu et qui l'a poussé à écrire Le Royaume, sorti il y a quelques semaines. Enfin, ce sont tous les deux, il faut bien le dire, des auteurs à l'œuvre démente, très cinématographique (Carrère est tout de même, à la base, un critique de cinéma de Télérama et Positif), qui marquent fortement les souvenirs de leurs lecteurs.

Ici, la rencontre des deux est un plaisir de lecture immense, le style remarquable de Carrère, son humour, ainsi que sa connaissance et son analyse de l'œuvre Dickienne s'accordent à merveille avec le talent colossal, le génie et la folie de son personnage. Je ne pouvais rêver plus beau duo, et ce joli petit livre qui fait plus que tenir ses promesses me manque déjà, cet article terminé. Mais, ouf, une belle anthologie des nouvelles de Dick me fait de l'œil sur l'étagère et Le Royaume m'attend chez ma libraire...















5 commentaires:

  1. Merci pour la découverte, je ne connaissais pas ce livre et je pense qu'il va m'intéresser.

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  2. Avec plaisir, tu verras, ça se lit comme un roman!

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  3. Hello,
    Je n'ai lu aucun des 2 écrivains sus-cités (^^) mais ton post m'a donné envie de découvrir les deux. Je découvre également la collection point 2 avec envie...
    Je crois que je vais offrir la bio à Monsieur qui est fan de l'auteur et puis comme ça je récupère le livre après, ni vue, ni connue.

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    1. J'oubliais...J'ai récupéré sur tes conseils, seul le silence de RJ Ellory...

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    2. Mais quel plan diabolique!!! Ceci dit, c'est un véritable plaisir à lire (et ce format, rhaa, j'en suis fan). Et ce sont tous les deux de grands auteurs, je laisse Monsieur t'aiguiller sur Dick, mais je te conseille vivement La Moustache de Carrère, c'est un roman assez court, mais complètement saisissant. J'aime aussi beaucoup La Classe de Neige.
      J'espère que tu vas apprécier Ellory...

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