On le fait tous les jours, sans même s'en rendre compte, parfois pas si bien que ça, mais parler français, on oublie que c'est pas inné.
Les jeunes migrants, eux, ils s'en rendent bien compte, c'est pas si simple que ça. Et c'est ce parcours qu'a choisi de mettre en évidence Julie Bertuccelli avec son documentaire La cour de Babel en suivant toute une année une classe d'accueil parisienne, soit une classe passerelle qui permet aux jeunes étrangers nouvellement arrivés en France de se mettre à niveau en français afin d'intégrer, matière par matière, les classes ordinaires du collège puis du lycée.
Ce documentaire porte bien son nom, puisqu'il pose la question qui est au cœur-même du mythe de Babel: "Comment vivre ensemble, comment se comprendre si l'on ne parle pas la même langue?" Et au départ, rien ne semble gagné: une classe avec des élèves de divers horizons, de divers milieux, de diverses cultures, mais aussi de divers caractères. Et forcément, des incompréhensions: sur leurs langues natales, sur leurs croyances, sur leurs manières de vivre, de s'exprimer. On commence pratiquement le film avec un débat sur le sens de "Salam Aleycoum", et on voit tout de suite, sans même aborder la question du français, combien les mots et leur sens ont une importance primordiale dans la communication, et que le challenge de, par l'apprentissage du français, créer un langage commun qui leur permettra à tous d'échanger ensemble, va demander du travail.
Des tensions se font sentir au sein de la classe, dont on ne sort pratiquement jamais, mais on devine qu'elles sont encore plus importantes au dehors. Les élèves parlent de leurs difficultés à créer des liens avec les élèves des autres classes, qui se moquent d'eux et de leurs difficultés en Français. Les rencontres avec les familles permettent également de mettre à jour des situations personnelles souvent difficiles, éloignement des parents, passé douloureux, responsabilités énormes, et le déclassement, toujours profondément frustrant. Et on se demande comment ils vont bien arriver à tenir le cap de cette année.
Et peu à peu les choses se passent, et elles passent justement par la parole. Cette parole, elle est donnée par une présence que l'on sent de plus en plus forte dans le film, une simple voix au départ, celle de Brigitte Cervoni, leur professeur, qui leur donne et la place, et les moyens, pour s'exprimer. Une femme à l'écoute de ses élèves, qui sait dire stop quand il le faut, comme il le faut, et qui désamorce avec aisance ces petites bombes que portent tous les adolescents en eux, parce que s'il est un âge frustrant, c'est bien celui-ci. Et que ces adolescents en particulier, on leur demande beaucoup (de travail, d'investissement familial), avec peu de moyens (financiers et de connaissances). Parce qu'il est plus dur de bien faire ses devoirs dans un foyer ou quand on doit remplir des pages de dossier demande d'asile politique.
Et plus on avance, plus la parole se libère, plus elle se précise pour beaucoup et l'on assiste à la naissance d'une classe, d'une petite communauté. Ceux qui ont déjà enseigné connaissent ça, ça n'arrive pas tout le temps, mais parfois, les individus d'une classe finissent par former un véritable groupe, soudés malgré les petits conflits internes. Et c'est là qu'un professeur sait qu'il est face à une classe qu'il n'oubliera pas (et les spectateurs non plus, d'ailleurs)
C'est donc ici un très beau documentaire, très beau par son sujet, et parce qu'il reste au plus près des élèves. Même si j'aurais peut être apprécié une ambition cinématographique plus importante. Oui, il y a une construction, il y a le parti pris de suivre une classe un an, mais ça manque quand même d'une dimension esthétique qui justifierait la projection en salle.
Mais la vie de cette classe emporte tout, et émeut véritablement (ce qui veut dire que j'ai pleuré comme un veau pendant pratiquement tout le film). Et c'est surtout un film à voir en ces temps mornes, et qui redonne un peu d'espoir.