pelloche

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jeudi 24 septembre 2015

Miss Hokusai: biopictural



Sans trop de conviction, presque après avoir ploufé (le plouf est une méthode de sélection qui en vaut bien une autre), je suis allée voir Miss Hokusai, de Keiichi Hara. Pas convaincue car, si j'aime beaucoup les mangas, et en particulier les mangas historiques, comme je vous l'ai dit auparavant, j'ai un peu de mal ces derniers temps avec les biopics, que je trouvais souvent longs et terriblement plats.

Bien m'en a pris, car j'ai enfin trouvé, au milieu du fatras des biopics annuels, celui que j'attendais, celui qui déroge à tous les faux pas qui l'entrainent vers le bof, celui qui m'a fait revenir sur tous mes vilains préjugés, et ce pour mon plus grand plaisir. Ceci est donc un article sous forme de mea culpa, je reviens sur mes mauvais points distribués précédemment, et je change mon fusil d'épaule.

D'abord, petite précision sur Miss Hokusai. Ce film est un manga de Keiichi Hara. Il se passe en 1814, au Japon, qui est encore un régime shogunal, avec samourais. Le Sensei Hokusai est un peintre très renommé (on connait tous la fameuse Grande Vague de Kangawaga). Il vit cependant dans un certain désoeuvrement avec son apprenti et sa fille, O-Ei, peintre elle aussi. Ce film se concentre sur cette jeune femme à une période de sa vie et de son apprentissage artistique et humain. On nous fait le portrait d'une jeune femme talentueuse, réfléchie, profondément humaine et farouchement indépendante.



1. Un biopic qui ne cherche pas à être exhaustif
Comme je l'avais dit pour The Imitation Game ou A dangerous method, les biopics pêchent souvent en voulant tout raconter. Du coup, on passe en vitesse sur toute la vie d'une personne, et on ne peut s'attarder sur rien, rien observer en profondeur, et la planche en surface, c'est très souvent ennuyeux pour le spectateur.
Ici, pas question de raconter la vie de O-Ei de sa naissance à sa mort. Le film se focalise sur une période de sa vie, sa sortie de l'adolescence et son entrée dans l'âge adulte et choisit un angle (ô bonheur). On est bien là dans le film de coming-out-of-age, un film initiatique d'une jeune femme qui apprend à devenir une artiste, une femme, une sœur et une fille. On assiste donc à l'évolution progressive de ce personnage, à ses états d'âme, à ses déceptions, à ses désirs, ses échecs et ses rebonds, depuis la jeune fille austère en colère contre son père à une jeune femme sûre d'elle et apaisée. On choisit donc une période de sa vie aux enjeux très importants, lors d'une période historique fascinante et on touche juste et fort. En cela, le film est très efficace, il sait ce qu'il veut raconter à travers son personnage, et s'y tient. Et bon sang, ça fait plaisir!


2. Un biopic qui ose s'écarter du réalisme
Dans la biographie ou l'adaptation, c'est souvent en trahissant son sujet qu'on est y est le plus fidèle. Les biopics deviennent bien souvent planplan à force de respecter à la lettre la vie de leur personnage et le réalisme d'une époque, et ni les scénaristes ni les réalisateurs ne parviennent à se les approprier.
Récemment, Tim Burton, qui avait pourtant réussi magnifiquement Ed Wood en le faisant complètement sien, a failli faire quelque chose d'intéressant avec Big Eyes en amorçant une incursion dans le fantastique. Mais il s'est vite rassagit et est donc, de mon point de vue, est complètement passé à côté de son sujet par excès de respect.
Dans Miss Hokusai, pas de ça, on ose tout, et c'est ce qui rend le film aussi beau. On entre notamment de plein pied dans le fantastique, et le film y gagne en émotion, en poésie. Le monde de miss Hokusai est un monde peuplé de fantômes, de démons et de phénomènes étranges. Les légendes japonaises font intrusion dans ce réel en plein changement vers le modernisme et créent une véritable bascule. Cet imaginaire, loin de nous éloigner d'une époque, nous en rapproche, nous permet de mieux la comprendre.
Mais là où le fantastique est le plus fort, là où Burton s'est fourvoyé et où Hara réussit brillamment, c'est dans son rapport avec la peinture. Ei-O, en tant que peintre, est rattaché au monde imaginaire, au monde des légendes, il est vivant en elle. Et sous son pinceau et celui de son père, ce monde prend vie dans le réel, parfois avec des conséquences dramatiques. C'est là que l'on comprend toute l'importance du rôle du peintre, et les enjeux de son travail. Ce qu'on perd en réalisme, on le gagne en réalité, et de la plus belle manière possible. Les plus belles pièces d'Hokusai père et fille entrent en mouvement, en souffle sous nos yeux, d'autant plus que ce film est d'une beauté picturale époustouflante.



3. Un biopic audacieux
S'il y a une chose qu'on ne peut pas reprocher à ce film, c'est de ne pas avoir de parti-pris. En dehors des deux points évoqués ci-avant, tout en fait une œuvre unique, loin du biopic-à-la-papa. Le rythme est très particulier, il est assez lent, mais assez hypnotique, on s'y laisse prendre doucement, comme devant l'observation d'un tableau.
Le film dégage une émotion incroyable grâce à une attention poussée à des détails, notamment grâce à la personnage de la petite sœur de Ei-O, aveugle. Avec elle, le film devient une véritable expérience sensorielle. Il y a notamment une scène sur un pont pendant laquelle on réussit un tour de force incroyable. Ei-O est là, avec sa petite sœur et rencontre un homme, qui est visiblement amoureux d'elle. On parvient à nous faire vivre cette scène du point de vue de la sœur, on a l'impression de sentir le souffle du vent, le frôlement des étoffes, et l'on entend tout ce que contiennent les voix et les mots. J'en ai eu la gorge serrée d'émotion.
Comme son héroïne qui ose l'indépendance et la singularité, ce film a sa propre voix, et suit son propre chemin. On peut ne pas le suivre sur tous ses choix (j'avoue que le choix du rock sur certains passage m'a un peu gêné), mais force est de constater qu'il délaisse la tiédeur et trace, d'une main de maître, une œuvre originale et très émouvante.








lundi 7 septembre 2015

Cavalcade



Aujourd'hui, on va parler de Mustang, de Deniz Gamze Erguven. J'ai vu ce très beau film il y a quelques temps, mais  il m'a fallu une longue période de gestation après celui-ci. Je ne sais pas pourquoi, j'ai essayé de le retourner par tous les bouts, mais je n'arrivais pas à trouver un angle pour en parler. Peut-être parce que ce film m'a particulièrement émue, il m'a été très difficile de prendre du recul sur lui, de l'intellectualiser et d'en rendre quelque chose d'assez construit, comme j'essaie de le faire d'habitude. Donc, voilà, je m'excuse d'avance pour ce billet un peu bordélique, jeté en vrac, trop tard et à l'envers, mais devant l'émotion, mon cerveau s'est fait la malle et s'est retrouvé lancé au galop sur mon cœur épris de liberté, libéré de ses ornières et de ses rennes. Je vous invite donc à la cavalcade: on laisse pour cette fois le parcours d'obstacle. On va s'ébrouer, on va ruer et montrer les dents, et on va galoper, aussi vite et aussi loin qu'on pourra.




C'est la fin de l'année scolaire, dans la tristesse de quitter les professeurs et l'ivresse de la liberté. 5 frangines rentrent chez elles avec des amis. Ils s'arrêtent ensemble sur la plage et vont s'amuser, comme plein de gamins de leur âge, dans les vagues. Sauf qu'on est en Turquie, sauf que les gamines sont des orphelines élevées par leur grand-mère et leur oncle, sauf qu'une voisine médisante les a vus et en a profité pour jouer les saintes nitouches, sauf que ce simple moment de jeux va changer à jamais leurs vies.

Peu à peu, les filles voient les règles se rigidifier, les couleurs s'affadir, leurs mouvements s'entraver, leur monde se rétrécir, et les murs autour d'elles s'élever. Pour sauver leur réputation, on tente de les marier au plus tôt et de leur apprendre à devenir de parfaites femmes d'intérieur. Elles vont peu à peu être séparées, par des mariages plus ou moins heureux, ou pire, et devoir faire face à des pressions physiques et morales de plus en plus fortes.




Beaucoup ont vu, dans ce film, un clin d'œil au film Virgin Suicide, de Sofia Coppola et effectivement, il y a des similitudes: l'histoire de ces sœurs enfermées par des parents trop rigides y fait penser, ainsi que l'esthétique du film à l'image lumineuse et filtrée et l'obsession pour les longues chevelures en mouvement. L'image est donc splendide, et les cinq jeunes comédiennes le sont tout autant. Chacune est différente, belle à sa manière, rebelle à sa manière et on s'attache à toutes, notamment grâce à l'interprétation impeccable des jeunes filles (la grand mère et l'oncle sont eux aussi extrêmement bien campés).

Mais le film est différent et, pour moi, encore plus appréciable que celui de Sofia Coppola pour plusieurs raisons. D'abord le ton: alors que la mélancolie était celui de Virgin Suicide, Mustang est dominée par une énergie extraordinaire, une véritable bouffée de révolte juvénile et de contestation libertaire. Si une des sœurs se résigne, toutes les autres sont animées d'une saine colère et même dans d'atroces circonstances, elle ne se départent jamais d'un humour provocateur et mordant. Ce qui en fait un film très réjouissant.



L'autre différence avec le Virgin Suicide est que, alors que ce dernier était situé plusieurs décennies auparavant et s'apparentait à une sorte de conte, le film de Deniz Gamze Erguven est éminemment contemporain et politique. L'histoire de ces filles, qui sentent peu à peu la pression religieuse et sociale peser sur elle, qui voient leur horizon se bloquer et cherchent à tout prix à s'en sortir, c'est aussi celle d'un pays. La Turquie vit depuis quelques années un tournant politique et religieux de plus en plus rigide et la situation ne s'est pas améliorée depuis les évènements de la place Taksim, surtout pour les femmes. Si Mustang paraît à la base n'être que l'histoire de jeunes filles, la réalisatrice lie leur destin à l'évolution nationale à plusieurs reprises: on nous parle des débordements masculins dans les stades de foot qui ont poussé les fédérations à organiser des matchs devant un public essentiellement féminin.

Mais il y a surtout une des scènes principales du film (pour les amateurs de théories scénaristiques, elle se situe à peu près au milieu du film). La famille est réunie à table: la grand-mère, l'oncle et 3 sœurs. L'oncle (un gros salopard, par ailleurs), réprimande les filles qui s'amusent des blagues de l'une d'entre elles, qui saisit toutes les occasions possibles pour faire de mauvais gestes à son oncle. On ne voit pas la télé, mais on entend ce qu'elle diffuse à ce moment du film: un discours arguant que les jeunes filles riant dans la rue sont vulgaires et indécentes. Ce discours, ce n'est ni plus ni moins que celui de M. le vice-premier ministre, Bulent Arinc, et ce doigt d'honneur à ce moment là du film, personnellement, m'a émue aux larmes. C'est pour moi une des plus belles réponses que l'on pouvait faire dans un film aux propos admis actuellement au sein de l'Etat turc. Une provocation effrontée, et un fou-rire de gosse. Et s'il est suivi d'une scène tragique, il n'en est pas moins une bouffée de liberté absolue.



Et c'est dans ce souffle épique que le film prend toute sa dimension, et son émotion. C'est dans cet élan lyrique, soutenu par la musique toujours merveilleuse de Nick Cave et la beauté des paysages turcs, c'est dans cette équipée sauvage que le film nous emporte, un espoir fou au cœur, celui de l'avenir des sœurs et au-delà, de celui de toutes les autres filles...