Pour vous parler un peu de ma petite cuisine de blog, très souvent, lorsque je débute une chronique, j'ai tendance à savoir à peu près sous quel angle je vais vous parler d'un film, quel ton je vais adopter, si je vais plus être dans l'analyse ou dans le ressenti, si j'arrive à trouver une métaphore filée foutraque (oui, ça m'amuse toujours beaucoup de comparer Mommy à du heavy metal, Zoolander 2 à une réunion d'ancien élèves ou le cinéma de Wong Kar Wai à mon premier amour). Mais il est des moments où un film me touche si profondément, me laisse tellement sans voix et sans structure, que je ne sais pas par quel bout le prendre. Je ne parviens pas à avoir assez de recul pour en faire un p'tit truc bien tourné, et je me retrouve les bras ballant devant l'œuvre qui échappe à une réduction textuelle.
The Assassin, de Hou Hsiao Hsien est clairement de ceux-là. Je suis sortie de la séance sonnée et abasourdie, la tête pleine d'idées, de réflexions, et surtout d'images, et avec l'envie de le revoir dans quelques temps pour mettre de l'ordre dans tout ça. Il ne faudra donc pas que vous soyez étonnés de me voir partir ici un peu dans tout les sens, d'abord parce que pour moi, tout n'est pas encore très clair, ni dans le scénario (va falloir que je me renseigne sur la période évoquée et sur les liens familiaux entre les personnages qui m'ont un peu perdue), ni dans les raisons pour lesquels ce film m'a si justement atteinte. Alors je vais me lancer en free style, et on verra bien ce que ça va donner, mais sachez qu'il n'y aura qu'ici qu'une ébauche d'analyse, parce que je pense que je vais avoir besoin de plusieurs visions pour bien appréhender ce film. Et après tout, ça ne me dérange pas du tout. J'ai eu la même impression la première fois que j'ai lu les Illuminations de Rimbaud ou que j'ai vu Ghost in the Shell: "Je ne comprends pas tout, il y a même un tas de choses qui m'échappent, mais une chose est sûre: il y a quelque chose là-dedans qui m'attire inextricablement, et j'ai envie d'aller plus loin sur cette œuvre." Pour Ghost in the shell, dès la première vision, je savais qu'il allait tout simplement être un de mes films préférés, et après facilement une vingtaine de visionnages, je parviens enfin à comprendre le scénario, mais il me reste beaucoup de chemin à parcourir pour comprendre tout ce qu'il implique et ça ne me dérange pas de le revoir régulièrement parce qu'à chaque fois, j'y trouve quelque chose de nouveau. les Illuminations, j'en parle même pas, je crois qu'il me faudra plusieurs vies pour aller au-delà du mystère de la beauté de ces vers. Je sais bien que j'ai dis juste dans mon post précédent que j'avais du mal avec les œuvre ésotériques et que je n'avais rien de spirituel. Mais pour moi, il y a là autre chose: je parle ici d'œuvres que je considère comme très construites, d'une logique implacable, mais que mon petit cerveau peut mettre un peu (beaucoup) de temps à appréhender. Je ne parle pas ici de mysticisme, même si la beauté plastique de ces œuvres peuvent y confiner, mais bien d'attirance pour des sujets ou des approches que je ne maîtrise en rien, mais que cette beauté me donne envie de comprendre. Et je pense que The Assassin va être pour moi de cette trempe, et qu'il risque donc bien de se placer dès que le DVD sera sorti, parmi mes films de chevet.
Je vais essayer au mieux de vous raconter le pitch, mais j'avoue que j'ai dû faire quelques recherches sur le plan historique, parce que très peu est donné dans le film. Nous sommes donc au VIIIème siècle en Chine, sous le règne de la dynastie Tang. Pour vous donner une idée, c'est l'époque où, en France, on passait des Mérovingiens aux Capétiens (ce qui n'est déjà pas une époque que je connais hyper bien chez nous, je vous laisse donc imaginer l'étendue de mon inculture dès que ça touche à d'autres pays). Notre histoire se passe dans la puissante province de Weibo, dirigé par le jeune Tian Ji-an et son épouse, Lady Tian. Weibo a des rapports compliqués avec l'Empire, oscillant entre volonté d'indépendance et soumission pacifique. Tian Ji-an, avec l'arrogance de sa jeunesse, semble prêt à se diriger vers la voix de l'indépendance, quitte à se mettre l'Empire à dos. Notre héroïne, c'est Nie Yinniang. C'est la cousine de Tian Ji-an. Elle devait lui être promise, mais on lui a préféré la puissante Lady Tian. La famille de Yinniang, voulant la protéger et avoir une chance de consolider la paix entre Weibo et l'empire, l'ont envoyé en apprentissage chez une nonne experte en kung-fu, qui lui a donné une mission: tuer son cousin chéri avant qu'il n'ouvre le conflit avec l'Empire. Yinniang est devenu un assassin presque parfait, un seul élément lui fait défaut: sa compassion.
Donc autant vous prévenir avant que vous me maudissiez pour vous envoyer voir ce film. Il ne se donne pas à n'importe qui comme la première victime d'un film d'horreur au scénario pas très original. Non, le film mérite pas mal d'effort de la part du spectateur, donc si vous êtes fatigué, et que vous avez envie de voir un film de kung-fu avec plein de coups de tatanes de vols planés et un scénario pas trop complexe, je vous conseillerais plutôt de faire chauffer du pop-corn et de (re)voir La mariée aux cheveux blancs de Ronny Yu ou n'importe quel film de Tsui Hark (Green Snake, par exemple). Parce que là, on est face à un film qui demande à son spectateur de l'engagement et de la concentration, et ce pour plusieurs raisons.
1. Comprendre l'histoire
Il est vrai qu'il n'est pas évident, en tous cas à la première vision, de tout à fait comprendre l'histoire du film, surtout pour nous, spectateurs non-chinois. Mais je pense que c'est le cas de plus en plus de films chinois. La raison en est très simple: depuis quelques années, les Chinois ont compris qu'ils avaient le premier marché du monde en terme de spectateurs. Il me semble donc bien normal que le cinéma chinois fasse avant tout des films pour des Chinois, soit des gens qui vont avoir le bagage culturel et historique pour savoir à quels époques et événements les films se réfèrent. Avec nos yeux ethnocentrés, notre première réaction est de se dire que c'est quand même pas bien cool pour nous. Mais pour voir, j'aimerais bien qu'on se demande si Chouans, Que la fête commence ou La reine Margot ont été bien faits pour un public international (encore qu'il me semble certain que les Chinois en savent sûrement un peu plus sur notre histoire que nous sur la leur). Donc oui, ça demande un certain effort de comprendre l'histoire sans connaître l'Histoire, et il faut accepter, si nous n'avons pas le bagage culturel nécessaire (ce qui est mon cas), ou de se retrouver parfois un peu perdu, ou d'essayer d'acquérir un peu de ce bagage, ou, comme je l'ai fait, de profiter des interrogations qu'on suscitées ce film pour se renseigner un peu sur cette période ma foi assez fascinante.
Petite aide pas négligeable pour ceux qui, comme moi, ont été un peu perdus dans les rapports généalogiques entre les personnages |
2. Un rythme très lent
Comme je le disais précédemment, si on veut voir un festival de coups de tatanes et des blagues qui fusent, ce n'est certainement pas le film à choisir. Hou Hsiao Hsien a choisi d'adopter un rythme très lent, souligné par des dialogues assez peu nombreux et la présence très forte de la nature. Ce n'est pas tout à fait évident d'y rentrer, mais une fois que c'est le cas, on se rend compte que c'est le rythme idéal pour un tel film.
D'abord parce qu'il permet de rentrer de plein pied dans une époque et un milieu. On est ici dans une noblesse d'assez haute volée, où les complots se murmurent derrière les tentures, où la moindre parole doit être longuement pesée avant d'être prononcée (le sort réservé aux conseillers qui franchissent la limite très fine de l'indicible est édifiant). On est aussi à une époque où le temps se prend, pour faire du feu, pour voyager, pour prendre une décision. Ce rythme permet de lâcher prise avec notre temps (et on se rend compte que ce n'est pas si facile que ça), et se laisser transporter vraiment ailleurs.
Et puis il y a cette omniprésence de la nature, celle qui est là, immuable, parfois bruyante, insensible aux atermoiements humains, au successions de dynasties, à l'amour et à la mort. Elle fait tout relativiser: les batailles des puissants, la politique, les histoires de famille, les individus, nous rappelant qu'elle est bien au-dessus de tout ça.
Une fois ces deux éléments acceptés, on est largement récompensé par un film tout simplement somptueux de bout en bout. Je crois que j'ai passé une séance complète sous hypnose, la bouche béante du début à la fin. Tout ce que l'on voit, tout ce que l'on entend est incroyablement beau.
D'abord, il y a une photographie absolument sublime de Ping Bin Lee, à qui l'on doit rien moins que celle d'In the Mood for love. Dans un splendide 35 mm un peu granuleux, il sait mettre en valeur des paysages d'une splendeur incroyable, des décors et des costumes précieux et d'une minutie formidables (l'etoffe peinte que reçoit Yinniang m'a fait baver d'envie). Hou Hsiao Hsien joue l'accord parfait avec Ping Bin Lee, choisissant des effets de cadres dans le cadre, de gaze passant devant la caméra, de lumières intérieures (à la torche)/extérieures, confinant les personnages dans une intimité presque étouffante lorsqu'ils sont en intérieur, et ouvrant l'espace dès qu'ils sont confrontés à de majestueux paysages.
Et puis, je ne vais pas me passer du plaisir de vous parler des scènes de combat qui sont simplement à tomber. Ici, pas de musique. On garde simplement les sons naturels diégétiques et on sublime les sons qui accompagnent les mouvements et les coups. Le résultat est époustouflant: un ballet quasi silencieux, où l'attente et la tension sont soudainement rompus par le coup porté, d'une vivacité et d'une fulgurance incroyable, qui atteint rapidement sa cible.
Et y'a Shu Qi. Shu Qi, qui est l'illustration même que la génétique est une grognasse. A 39 ans, elle est tout à fait crédible en fille d'une vingtaine d'années. Mais pire, elle encore plus belle que lorsqu'elle avait une vingtaine d'années et qu'elle était déjà la muse de Hou Hsiao Hsien (Millenium Mambo). Elle est l'interprète idéale de ce personnage magnifique, ce mélange de froide machine à tuer, de profonde solitude, qui porte sur ses épaules pas frêles du tout l'honneur d'une famille, la paix d'une contrée, qui malgré ce qu'on attend d'elle, continue de juger de ce qu'elle doit et peut faire, et quand il est judicieux de le faire, en son âme et conscience. Elle est cette sévère incarnation de la justice, qui ne demande qu'à être un simple être humain. Et Shu Qi, passée de la jolie fille douce et adorable de ses jeunes années à cette femme d'un aplomb, d'une classe indéniable, parvient très subtilement à nous faire passer le conflit intérieur de ce personnage. Pourtant, elle ne doit pas avoir plus de 5 lignes de dialogue durant tout le film, et elle semble pratiquement impassible. Et bon sang, elle atteint la prestation de Charles Bronson dans Il était une fois dans l'Ouest. Le kung-fu, la compassion et la beauté en plus.
Voilà, désolée, tout cela était un peu fouillis, mais finalement, je crois que j'ai réussi à dire ce que je voulais en dire. Mais je garde ce post ouvert à des modifications par la suite, parce que je suis certaine que de prochaines visions du film me donneront certainement du nouveau grain à moudre.